Note sur la tête de Méduse
par le Prof. Dr Emilio SERVADIO
PSICHE’ 1948 n°15
Sur le thème de la tête de Méduse, qui a déjà occupé plu sieurs psychanalystes, Freud nous a laissé une courte observation, qui a été publiée après sa mort. Il paraît que le premières idées de Freud à ce sujet sont de 1922. Dans un autre travail, de 1923, il avait d’ailleurs déjà fait une ou deux courtes remarques « en passant » sur la même question.
Dans la note publiée après sa mort, Freud reprend l’idée qui avait déjà été développée par Ferenczi , du symbolisme phallique et poly phallique de la tête de Méduse. La tête coupée ( couper la tête » équivaut à « châtrer ») représente pour l’inconscient l’organe féminin surmonté de polis (ce sont les serpents de la représentation mythologique) et dépourvu de pénis. Les nombreux serpents (symboles phalliques) substituent ad abundantiam le membre qui manque, et rappellent en même temps, par contraste, l’idée de la castration. Ce dernier point avait été déjà éclairci par Flugel.
Encore selon Freud, le fait que celui qui regarde la tête de Méduse se transforme en pierre symbolise l’érection ce serait un sorte de compensation et de protestation. A mon avis, cela pourrait signifier plus directement la perte totale des forces, de la sexualité, de la vie : ce que Jones appelle l’aphanisis.
Freud remarque encore que la déesse Minerve (la « déesse vierge», qu’on n’ose approcher sexuellement) portait sur sa personne l’image de la tête de Méduse : on ne peut s’approcher de Minerve – écrit Freud – car elle porte les organes sexuels terrifiant de la mère.
Au cours d’un travail qui a paru en 1936 dans la revue Imago, je fis remarquer que la signification essentielle de la Méduse était justement celle de la mère phallique. Je voudrais maintenant ajouter quelques observations, qui peuvent se déduire à mon avis d’études analytiques approfondies et plus récentes.
L’idée de la mère phallique est connue depuis longtemps en psychanalyse. Selon Freud et Jones elle présente deux aspects l’un est négatif («l’organe féminin est châtré »), l’autre est positif et se dichotomise en deux formules possibles, qui se rapportent respectivement au niveau de la phase protophallique et à celui de la phase deuterophallique du développement instinctuel (dans la première : « l’organe féminin est phallique » ; dans la deuxième, «on donne, ou l’on restitue, à l’organe féminin des aspects phalliques ».
Ceci est le point de vue traditionnel. Mais en vérité, il ne nous semble plus correct actuellement. Nous savons aujourd’hui que les deux concepts, de mère chatrée et de mère phallique, sont une seule conception en vérité. La distinction entre phase protophallique et phase deuterophallique concerne la conscience ou tout au plus le préconscient : alors que déjà à un age très infantile on refoule dans i’inconscient l’idée de la mère qui n’a pas le pénis mais qui toutefois peut s’emparer du pénis paternel, l’incorporer et le faire sien. C’est là qu’il faut voir la source première de l’idée de la mère phallique : et on constate alors qu’elle n’est point préoedipienne, comme on le croyait, mais qu’elle est déjà oedipienne, ou tout au moins qu’elle appartient aux premières phases évolutionnelles du complexe d’Edipe.
Si nous partons de cette conception, plusieurs aspects du mythe de la Méduse, qui étaient restés obscurs, s’éclaircissent à mon avis.
En premier lieu : pourquoi devrions-nous commencer notre examen du mythe en considérant la tête coupée de Méduse ? Pourquoi pas avant cette décapitation ? Avant d’être décapitée par Persée, Méduse est un être féminin à la chevelure de serpents, qui a le pouvoir de pétrifier ceux qui la regardent. L’idée de castration, dans cette phase, ne concerne pas l’image de Méduse : celle-ci nous apparaît poly phallique en elle-même, et non pas en guise de compensation. Dans une deuxième phase, au contraire, on peut lui conférer cet aspect : c’est quand Persée lui coupe la tête (c’est à -dire, la châtre) et sauve en même temps la vierge Andromède, qui ensuite devient sa femme. TI semble donc assez clair : 1° que l’ «attaque » de Persée est dirigée contra une imago de la mère terrible, qui possède des attributs paternels (le « serpent », comme l’a noté Jones entre autres, n’est pas seulement un symbole phallique : c’est un symbole phallique paternel) ; 2° que la destruction de cette imago est nécessaire pour que le héros puisse conquérir la femme, c’est-à-dire s’intégrer virilement.
A partir de ce moment, la tête de Méduse rappelle toujours la castration, et cela est parfaitement logique. Presque tous les psychanalystes sont d’accord actuellement sur le fait que le complexe de castration ne surgit pas à la suite de craintes venant de l’extérieur (celles-ci peuvent tout au plus le renforcer), mais si bien à la suite de projections de tendances destructrices (avec les fantaisies qui s’y rattachent) de l’enfant contre les organes et les manifestations sexuelles des parents: particulièrement contre le membre que la mère. selon sa fantaisie, a pris du père et a incorporé. Ces tendances, l’enfant les attribue alors, par projection, aux objets de son ambivalence, et il craint pour sa propre intégrité. On s’explique alors aussi pourquoi les conséquences de la rencontre avec Méduse (ou avec sa tête détachée) out leur origine dans le fait de la regarder ou d’être regardé par elle. L’agression projetée par l’enfant, et qu’il craint, peut l’endommager, dans sa fantaisie, seulement s’il maintient des contacts (contact oral, contact oculaire principalement) avec l’objet, c’est-à-dire dans la mesure o sont possibles des introjections orales ou oculaires de l’«objet mauvais». Cela explique tant de refus de manger, ou de regarder, qu’on constate chez l’enfant. Cela explique aussi pourquoi Méduse ne doit pas être regard c’e. Ce point, de toute première importance, a été entrevu, il y a déjà quelques années, seulement par le regretté Fénichel et par moi. Nous eûmes là-dessus des échanges d’idées. Toujours et encore sur ce plan plus profond et radical, on s’explique mieux aussi l’idée de « devenir pierre ». En plus des significations déjà indiquées, devenir comme une pierre est une défense schizophrénique (catatonique) contre l’introjection (orale ou autre) qui a déjà eu lieu, de l’ « objet terrible ». L’individu réagit de cette manière – une manière totalement inadéquate – contre le danger de s’identifier avec cet objet, de le laisser entrer faire partie de son Je. L’objet est bel et bien introjecté, mais c’est comme s’il ne l’était pas, parce que le sujet n’a aucun rapport avec lui. A mon avis a stupeur catatonique révèle l’attitude du malade vis-à-vis de ses « objets terribles » introjectés, qu’il craint de réveiller.
Les interprétations « classiques » de Freud et d’autres psychanalystes au sujet de la tête de Méduse ne sont pas pour cela moins valables, mais cites regardent un niveau plus superficiel et moins intrinsèque de I’évolution psycho individuelle. Plusieurs aspects du mythe restaient obscurs. Il fallait donc en compléter et en approfondir l’interprétation à l’aide des données les plus récentes de la psychanalyse.
Emilio SERVADIO.