Psychanalyse de l’art hypermoderne
PSICHE’ 1947 n°13/14
Une des caractéristiques de l’art qu’on appelle «hypermoderne» est l’éloignement de l’oeuvre d’art de la réalité empirique. C’est ce qui frappe et dérange particulièrement l’observateur non préparé, celui-ci se demandant à l’infini : «Qu’est-ce que ça veut dire? » en face d’un tableau futuriste ou surréaliste ; et qui refuse de se familiariser avec un monde dans lequel les visages n’ont pas toujours un nez et deux yeux, ou dans lequel les phrases n’ont pas une signification univoque et directement compréhensible, qu’on puisse exprimer (comme il dit) « en peu de mots ».
Le fait est, que le terme de référence régulièrement choisi par le susdit observateur, c’est-à-dire la « réalité », est justement le moins sur et le plus relatif des concepts. La pensée moderne – philosophique et même scientifique – est pour une bonne partie une attaque contre la « réalité » telle qu’on l’envisageait traditionnellement (il suffit de penser aux courants idéalistes, intuitionnistes et relativistes – pour ne pas parler de l’existentialisme de Heidegger). Une critique encore plus grave au concept traditionnel de la réalité nous vient de la psychanalyse freudienne, si on en interprète d’une manière correcte certains fondements. La psychanalyse, en effet, admet un « principe du plaisir » et un « principe de la réalité » celui-ci dérivé du premier par renonciations et adaptations successives toutefois il va de soi que le résultat de la substitution du principe du plaisir par le principe de la réalité est par lui-meme de la réalité – c’est-à-dire qu’il n’y a rien de fixe et d’aprioriste dans la réalité comme on l’entend au point de vue analytique, et que la réalité conçue en ce moment pourrait changer totalement sans que le procès que Freud a indiqué cessât d’être valable. En d’autres mots, il n’y a aucune garantie, ni que la « réalité » dont pane Freud soit la seule possible, ni surtout qu’elle soit à priori juste, désirable ou «normale».
Pendant longtemps on peut dire jusqu’à la moitié du siècle dernier – ces critiques au concept de « réalité » n’avaient pas été formulées, ou tout au moins aucun secteur important de la culture ou de l’art n’en avait été pénétré. La révolte romantique elle-même n’avait pas osé franchir la limite du « visage avec deux yeux et un nez », et elle s’était conservée fidèle à la vision classique, aristotélienne, de la connaissance du réel.
A cet aspect traditionnel, perpétué à travers les siècles, et pas encore périmé, de la création artistique, on peut appliquer certaines formulations psychanalytiques qui ont soit développé, soit partiellement modifié les points de vue originels de Freud. Nous ne pouvons plus concevoir aujourd’hui, avec Freud de l’lntroduction à la Psychanalyse, l’artiste comme celui qui transforme et sublimise les pulsions créatives de son inconscient, et qui tire de l’art, par un détour, ce que la réalité dont il s’est détaché n’a pas concédé tout d’abord à son narcissisme. Dans la création artistique les tendances à l’expiation et a la restitution, déclenchées par les sentiments de culpabilité, ont en général autant et même plus d’importance que celles originellement créatrices. Il ne s’agit pas seulement, comme l’affirment (justement d’ailleurs) Sachs et d’autres, de faire participer le public à ses propres fantaisies, senties comme coupables et plus ou moins habilement camouflées – un procédé de solidarisation qui soulage indirectement les sentiments de culpabilité – ; mais bien aussi, et peut-être surtout, de témoigner à soi-même et au public, par des formations réactives, qu’on n’est pas coupable, que les « objets » des fantaisies inconscientes n’ont pas été détruits. Cette même exigence est probablement à la base de ce qu’on a appelé l’esthétique « existentielle », et elle explique les origines psychologiques du plaisir ironique inhérent à la technique surréaliste de l’ «objet trouvé ».
La longue période qui précède les débuts de l’art « hypermoderne » présente donc en général les traits typiques qui suivent :
1) une acceptation tacite de la réalité empirique – c’est-à-dire une défense systématisée du Je au niveau de la phase adulte du développement psycho instinctuel ; 2) une transformation et une sublimation des intérêts et des fantaisies inconscients, et, plus encore, des formations de défense contre les pulsions refoulées, ainsi que des « restitutions » (externalisations ), sous la poussée du Surmoi, des « objets intérieurs » menacés ; 3) un net et décisif «changement de système)) dans les processus psychiques, par lequel ce qui était en un premier temps sous le signe du système inconscient devient préconscient et conscient ; 4) une élaboration consciente des données immédiates de l’inspiration inconsciente, principalement en conformité à l’Idéal du Je ; 5) la « socialisation » de l’oeuvre d’art, c’est-à-dire la fonction syntonique que le message artistique accomplit entre l’artiste et le public – l’artiste qui donne une « voix » aux exigences confuses de la masse, le public qui le compense moralement et matériellement pour le plaisir dont il a joui.
Si maintenant nous considérons l’Art « hypermoderne nous trouvons en premier lieu, comme nous l’avons déjà indiqué, que chez l’artiste est tombé le « tabou de la réalité ». Il ne s’agit plus seulement de la « primauté de l’idée », de cette primauté qu’à chaque époque tout artiste a plus ou moins consciemment reconnu, et par laquelle I’art est toujours une transfiguration : mais d’une complète transmutation des valeurs, d’une « alchimie » verbale on artistique (pour employer une expression de Rimbaud) qui permettait au poète d’Une saison en enfer de voir, « très franchement », « une mosquée à la place d’une usine, une école de tambour tenue par des anges, des carrosses sur les voles du ciel ». Analytiquement, on pourrait dire que les défenses du Je pour le maintien du degré adulte d’évaluation de la réalité (qui correspond, comme nous l’avons vu, au dépassement des phases prégénitales) ne sont plus senties comme nécessaires.
La cause première de cela se trouve à mon avis dans une diminution de l’angoisse relative à des régressions partielles du Je vers des phases évolutionnelles précoces (qui coïncident plus, ou moins avec les premières phases prégénitales) : ce qui paralt prouvé par les « tentatives de simulation » des maladies mentales les plus graves, effectuées par des poètes surréalistes (L’immaculée conception, par Breton et Eluard).
Cette même diminution de l’angoisse s’applique au deuxième et an troisième des points énoncés ci-dessus. L’artiste « hypermoderne » n’hésite pas à nous présenter des objets et des compositions dans lesquels se révèlent avec peu ou point de voiles les processus psychiques du système inconscient, et en général les mécanismes typiques des niveaux primitifs d’évolution psychique – au lieu des défenses et des réactions contre eux. S’il a été possible de découvrir dans l’art traditionnel des réactions de défense contre telle ou telle fixation à des fantaisies et des mécanismes prégénitaux, dans l’art hypermoderne, nous voyons ces mécanismes et ces fantaisies presque i nu il suffit de penser, par exemple, aux motifs sado-masochistes dans certaines toiles de Picasso.Évidemment l’élément sublimation doit y être sans quoi nous pensons qu’on ne pourrait même pas parler d’art – et peut-être, même, s’agit-il dans ces cas West à dire, dans les cas les plus favorables) d’une sublimation en un certain sens plus directe et non pas mêlée, comme dans l’art traditionnel, à toutes sortes de produits de censure, tels que déplacements et formations réactionnelles. On trouve très fréquemment, dans l’art et la poésie hypermodernes, de typiques processus primaires, tels que condensation, éparpillement, inversion, représentation par le contraire, symbolisme, etc. : processus qui n’ont pas plus de respect pour la réalité qui n’en ont le rêve et le délire.
Il est intéressant de rechercher maintenant d’un peu plus près les causes des réactions si graves que maintes expressions de l’art hypermoderne provoquent chez une grande partie du public. Il s’agit en premier lieu, comme nous l’avons indiqué au début, d’une protestation du Je contre la tentative de rétablir la primauté du principe du plaisir sur le principe de la réalité. À ce sujet, on est porté i se demander si cela ne serait pas l’indice c!’une certaine faiblesse du Je de l’observateur lui-même, qui craint de voir s’ébranler tell est ou telles de ses positions assez précaires. En deuxième lieu, l’observateur établit automatiquement une barrière défensive contre la révélation trop évidente des fantaisies inconscientes et du refoulé – la même barrière qu’on oppose encore assez souvent aux énoncés psychanalytiques, et qui se manifeste dans les deux cas par des résistances émotionnelles tout à fait analogues : nrc, indignation, dégoût, etc. Certains artistes hypermodernes semblent avoir une possibilité inquiétante de trouver des symboles et des images qui représentent au mieux ce qui se passe dans l’inconscient ce sont ceux qui exaspèrent davantage le public. Ces résistances, on le sait, viennent de l’attitude sévère (et souvent obsessionnelle, particulièrement dans certaines sociétés occidentales) du Surmoi. Mais le contenu du Surmoi, au nom duquel on interprète la réalité et on refoule les pulsions instinctuelles, est forme dans une large mesure des valeurs sociales transmises et instillées par les générations précédentes valeurs représentatives d’une civilisation sur la portée de laquelle on peut bien réserver un jugement. On doit donc exciure a priorti la légitimité de la tentative de condamner l’art hypermoderne en s’appuyant sur les principes que la psychanalyse a reconnus comme intimement liés à une forme particulière de civilisation, et sur des compromis souvent névrotiques entre pulsions inconscientes et exigences largement irrationnelles des forces de refoulement.
Il reste encore è considérer si et dans quelle mesure le principe de la « socialisation » a encore une valeur pour l’art hypermoderne.À mon avis, mutadis mutandis certains principes formulés è ce sujet par Freud ont encore leur pleine validité.Mme dans les expressions de l’art hypermoderne on peut trouver les plaisirs « préliminaire xi et « final » que Freud distingua alors qu’il examina la technique du message artistique, et qui correspondent au « contenu manifeste » et au « contenu latent » de l’oeuvre d’art. Le « plaisir préliminaire » est donne ici, pour ceux qui savent ou peuvent en jouir, par la surprise, le rapprochement soudain d’objets hétéroènes, par la curiosité, par la stimulation des fantaisies de toute-puissance, etc. ; le « plaisir final » par la satisfaction, bien plus lirettes et décidée que dans l’art traditionnel, des instincts et des complexes refoulés – complexe d’Edipe, instincts partiels, négation la l’imago paternelle et de la censure, etc.Dans l’art hypermoderne il y a évidemment plus d’unité entre les deux « moments » ci-dessus que dans l’art traditionnel, car dans ce dernier il y a nécessairement un conflit entre les pulsions inconscientes, qui veulent le désordre, et la «beauté formelle» (plaisir préliminaire) qui veut l’ordre, l’harmonie et l’équilibre.
Ce qui précède n’est ni une défense, ni une condamnation de l’art hypermoderne, mais plutôt une tentative de l’expliquer sr la base de certaines données psychanalytiques. Nous pensons que la psychanalyse a non seulement représenté, mais aussi dénoncé, une profonde révolution psychologique qui s’est effectuée au début du XX° siècle. De cette révolution l’art hypermoderne nous fournit un aspect phénomènologique. La tâche de la psychanalyse est d’en élucider autant que possible l’ontologie.
EMILIO SERVADIO.